Bartimée

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La subversion évangélique

JC Guillebaud insiste sur le fait que "le texte évangélique a fendu en deux l’histoire du monde". L'évangile est "subversif". C'est un slogan parfois rapide, mais qu'est-ce que cela veut dire? Son analyse m'a semblé éclairante : en inversant notre regard spontané sur les victimes, il change le fond du discours religieux.

 

Pour prendre un exemple, le thème - et la pratique - du sacrifice qui sont présents dans le christianisme semblent rattacher celui-ci au religieux traditionnel, voire aux mythologies archaïques qu`étudient les ethnologues. Mort, sacrifice, résurrection : on trouve des dispositifs comparables dans la plupart des mythologies humaines, y compris chez les Grecs. Mais j’ai cru comprendre, en lisant Jacques Ellul, René Girard ou même Nietzsche, que le christianisme avait tout dérangé dans l’histoire du monde, en inversant le sens du sacrifice, en dissipant la méconnaissance sur laquelle son efficacité repose, au point de l’abolir. C’est en cela qu'il est, pour reprendre Marcel Gauchet, une «  religion de la sortie du religieux ».

 

C'est bien une révélation différente qui surgit avec le Christ et travaille à déconstruire le religieux archaïque en proclamant l’innocence des victimes et l’imposture de la persécution sacrificielle. Cette remarque éclaire, me semble-t-il, la phrase attribuée à saint Paul dans les Actes des apôtres. Paul parle aux philosophes grecs et leur reproche d'être très religieux au sens ancien du terme, mais dans le contexte il dit «  trop religieux ». Quand il énumère les nombreux dieux et temples présents à Athènes, on voit bien qu’affleure dans son propos une manière d'ironie. Réfléchit-on assez à cet étrange paradoxe qui voit Paul, l’évangélisateur des païens, pérégriner ainsi en Grece et y constatant un «  trop » de religieux? La signification est assez claire. Pour Paul, le message évangélique -la «  folie » de la Croix- diffère radicalement de ces religions anciennes et vient les ruiner. On n’est pas là dans une logique de «  part de marché ››, pour parler le patois économiste d’aujourd’hui. La folie de la Croix ne marque pas l'arrivée d’une foi concurrente dont Paul vanterait simplement les mérites en la comparant aux cultes déjà présents. Elle est véritablement autre. Elle opère un renversement si radical qu’elle vaut, dans l’esprit des premiers chrétiens, pour tous les hommes de la Terre, toutes les cultures humaines, toutes les nations.

 

Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans le message évangélique ? Pourquoi est-il autre? C’est qu’il inverse les perspectives. Dans les religions anciennes comme dans la mythologie grecque, le récit du sacrifice exprime toujours le point de vue des sacrificateurs. Ils affirment que la victime sacrifiée était effectivement coupable. Dans la tragédie grecque, Œdipe est coupable. Dans toutes les mythologies, ceux qui sont sacrifiés par la foule, condamnés à mort ou immolés dans la fureur des lapidations sont présentés comme effectivement coupables de vrais crimes, alors même qu’ils sont désignés par ce que René Girard appelle 1’unanimité persécutrice. Leur culpabilité est imaginaire mais chaque persécuteur, pris dans l’illusion collective, dans le mouvement de foule, est persuadé qu'elle est bien réelle. Sans cette conviction unanime, le sacrifice ne pourrait produire les effets pacificateurs qu’on attend de lui. Le mimétisme, dans cette affaire, nous rappelle certains phénomènes médiatiques que nous vivons aujourd'hui, et auxquels il nous arrive même de collaborer en toute «innocence ».

(…)

Or, avec le christianisme, ce discours des accusateurs est subitement retourné comme un doigt de gant, L’accusation est démasquée, c’est-à-dire ramenée à sa fausseté. Le sacrifice de la Croix a bien lieu, tous s’y rallient - même certains des plus proches compagnons comme Pierre -, mais l’épisode de la résurrection vient ruiner le sens même du sacrifice, l'anéantir. Des témoins ont «  constaté »  la résurrection, c’est-à-dire l’extraordinaire démenti apporté à l'unanimité persécutrice. Elle suffit à désintégrer cette dernière. C’est cette parole incroyable, cette révélation qui, à travers l’exemple du Christ, dessille en quelque sorte notre regard et réveille notre entendement. Elle nous permet de comprendre que, comme le Christ crucifié, les victimes du sacrifice, toutes les victimes accusées par toutes les cultures humaines, étaient innocentes, et que l’unanimité des lyncheurs  n’était qu’un produit de l’aveuglement mimétique.

 

(...)

Pour le dire autrement, nous, hommes et femmes de la modernité, ne croyons plus aveuglément et automatiquement au discours de la persécution. Que nous soyons chrétiens ou non ne change rien à l’affaire. Notre souci des victimes- cette préoccupation impérieuse mais très récente dans l'histoire du monde - s'enracine au moins partiellement dans le message évangélique.

Réfléchissons à un constat tout simple. Personne aujourd’hui ne peut choisir impunément d’exprimer le point de vue du persécuteur. Nul ne peut dire tranquillement : j'opprime les faibles parce que je suis le plus fort. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Ce scrupule est même assez nouveau dans l’histoire des hommes. Avec les deux Testaments, le discours de la persécution a été délégitimé. On ne peut plus dire: « J’opprime parce que je suis le plus fort et, pour le reste, je n'ai aucun compte à vous rendre. »

Si on parle en ces termes, alors on est désigné comme un barbare ou un hitlérien. Pourquoi donc ? Qui a déconstruit le discours de la persécution en dévoilant sa fausseté ? À mes yeux, c’est essentiellement le judéo-christianisme. Là git la véritable « subversion » biblique.

 

Résurrection
Eglise de Bitche



30/05/2018
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