Le salut des sales types
La suite de cette étonnante méditation de Martin Steffens sur le "Dieu tombé" :
Ce dieu-là existe-t-il ? En tout cas, on me l’a raconté. J'étais encore petit. Je ne comprenais pas. Je regardais une croix avec cet homme pendu dessus. Pourquoi ? Je ne savais pas encore quel mal habite le cœur des hommes et l’impuissance où l’on était de l’en déloger.
Maintenant je sais ce mal. Chacun sait. Et on m’a dit qu’un dieu a voulu habiter là, là justement où l’on n’ose pas regarder.
Nous pouvons donc nous relever. Une fois de plus.
Et tomber à nouveau. Tomber à nouveau, oui, mais autrement, comme on dépose un paquet trop lourd, comme le peuple en colère dépose le roi trop orgueilleux, comme la mère misérable dépose l'enfant, une nuit de neige, à la porte de celui qui, pense-t-elle, ouvrira pour le mettre au chaud, l'envelopper d'un linge propre et d’une tendresse nouvelle.
Le salut des sales types
Mais si un tel dieu existe, s’il y a des hommes pour y croire, alors tout l'ordre humain chancelle.
Et il a chancelé, il y a deux mille ans, quand ce dieu a lancé au monde la nouvelle effarante d’un salut pour tous les hommes. Tous les hommes ! Et surtout les pécheurs.
Un salut qui prendrait avec lui tout le monde : le salut des sales types.
Cela fait éclater de rire, et on passe son chemin. Ou bien cela fait éclater de joie, et on change sa vie. Depuis, le monde a retrouvé ses bases. La nature a repris à la grâce ce que celle-ci lui avait dérobé : de nouveau, on dénonce les pécheurs, on fait la sainte-nitouche face aux démons qui nous habitent, on s’indigne, on promet la paix perpétuelle grâce à la surabondance matérielle ou à la politique du vivre-ensemble.
Dans ce monde revenu à la normale, revenu à la morale, on ne s’ennuie pas pour autant : de temps à autre, un artiste un peu bourgeois renverse l’ordre moral. Par ses frasques ou des œuvres d’art un peu douteuses, il choque d'autres gens bien mis. Jésus, lui, ne voulait pas renverser l`ordre moral, seulement l’inverser : « Les collecteurs d'impôts et les prostituées sont les premiers en mon Royaume. »
L’annonce, deux mille ans plus tard, a tout gardé de son caractère étonnant, incompréhensible. Les bras étendus sur la Croix prennent en eux toute l'humanité, et d'abord ceux que notre indignation pointait du doigt. Dans cet ordre moral inversé qu’est le Royaume, nous serons accueillis par la prostituée que nous accusions.
Il n’est donc d’autre moyen, pour faire advenir dès maintenant le Royaume de ce dieu étrange, que de reconnaître qu’il y a, en soi-même, un peu de la prostituée que l'on accusait. Car si la prostituée nous précède au Ciel, se reconnaître en elle, c’est s'accueillir soi-même au Ciel. C’est y faire, dès aujourd’hui, sa place. Qui se connaît comme une prostituée et a l’humilité de se laisser aimer jusque-là, celui-là fait tomber un bout de Ciel sur la terre.
(p 77-81)
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