Bartimée

Bartimée

Nous devrions être reconnaissants envers les gens qui nous dérangent.

Encore un extrait du livre du dominicain Adrien Candiard, "quand tu étais sous le figuier".  A propos de ce ceux qui nous dérangent...

 

Et pourtant, il faut bien un jour, comme Nathanaël, comme Moïse, se laisser déranger pour que l'aventure commence. Quand j'étais petit, à la campagne pendant les vacances, ma mère m'envoyait souvent chercher à la ferme voisine du lait ou des œufs. Comme j'étais un garçon poli, je commençais toujours par dire à la fermière: « Excusez-moi de vous déranger... » - ce à quoi elle répondait toujours: « Oh! mais tu sais, j'étais pas rangée! »

Elle avait bien raison ! Est-ce qu'il n'arrive jamais que nos vies chrétiennes soient rangées ? Quel paradoxe, par exemple, chez les religieux et les moines : tout avait commencé par un dérangement, parce que nous avons accepté de sortir de nos circuits parfaitement huilés, pour aller là où nous ne pensions pas devoir aller, et cela finit parfois en habitudes maniaques indéracinables. Quel paradoxe, et quelle catastrophe! Car si on n'y prend pas garde, il n'y a pas besoin d'être vieux pour devenir un vieux garçon ou une vieille fille spirituellement, confits pour l'éternité dans la même confiture, définitivement enfermés dans un confort un peu glauque, mais un confort tout de même.

 

On raconte, dans la tradition ancienne des moines d'Égypte - les « Pères du désert » - que le diable, déguisé en pauvre, était venu frapper à la porte d’un monastère pour tenter les frères. Il frappe, pas de réponse. Il frappe à nouveau, sans plus de succès. Il frappe, il appelle ; derrière la porte, on lui répond enfin: « Que veux-tu ?» «Je suis un pauvre (un pauvre diable ?), dit le diable. J'ai besoin de votre aide. » On lui répond: « Laisse-nous, nous sommes en train de prier. » Alors le diable se réjouit: «Inutile d'entrer, remarque-t-il. Je suis déjà à l'intérieur. »  Comme il se cache à l'intérieur de toute enceinte dont la porte est solidement close.

 

L'amour que nous devons au prochain est toujours dérangeant; s'il ne nous dérange jamais, c'est que nous n’avons pas commencé à l'aimer. J'y pensais il y a quelques mois, quand des centaines de milliers de migrants fuyant la guerre ont commencé à affluer en Europe. Le pape François a appelé les catholiques du continent à accueillir ces réfugiés. Beaucoup l'ont entendu, mais cet appel a parfois troublé quelques chrétiens sincères, qui répondaient qu’un tel accueil, pour des raisons économiques ou identitaires, était tout de même bien compliqué. Sans blague? Bien sûr que c'est compliqué, bien sûr que cela remet en question un confort, matériel ou non, par ailleurs parfaitement légitime; mais précisément, c'est le principe, c'est l'idée, la charité n'est pas autre chose. Car non seulement l'amour fait du bien au prochain – le réfugié que l'on accueille se réjouit d'être accueilli - mais cela fait encore du bien à celui qui aime, parce qu'il a là l'occasion de sortir de la prison de ses habitudes confortables. L'alternative au dérangement, ce n’est pas la tranquillité; l'alternative au dérangement, c'est l’enfer, qui n'est que le nom technique de l'isolement choisi et accepté pour l'éternité.

 

Nous devrions être reconnaissants envers les gens qui nous dérangent. Ils nous évitent de vivre une vie chrétienne rangée. Ils nous sauvent de la catastrophe, qui transforme l'ascèse en confort, le silence contemplatif en indifférence polie, le face-à-face avec le Dieu vivant en sieste prolongée. Ils permettent à l'esprit de notre vocation de reprendre vigueur, de revivre en nous comme au premier jour; ce jour où nous nous sommes laissé déranger, acceptant de vivre l’aventure la plus exigeante de notre vie, l’aventure de la joie. Car sans dérangement, il peut y avoir du contentement, du plaisir, de la satisfaction; mais il n'y a jamais de joie. Notre gratitude envers ceux qui nous dérangent ne devrait pas être une pieuse obligation à laquelle on se force, une méritoire œuvre de miséricorde, mais le jaillissement d'une reconnaissance authentique envers celui qui seul peut nous porter la joie.

 

(p 26-29)

 



25/08/2017
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